Une conversation avec Nadia Guerroui

E D P

Chère Nadia, je voudrais commencer par te remercier, car c’est à toi que revient l’idée de partager, sur le site Internet de Panoptès, la retranscription de conversations avec des artistes dont non seulement la pratique, mais également les préoccupations plastiques et relatives à l’expérience du monde nous intéressent.

N G

Je trouve que c’est intrinsèquement militant, et je pèse le mot, de placer la conversation au centre de cette manière. On vit une période marquée par la remise en question des dynamiques de spéculation. Et en ce sens, ta démarche est assez unique au regard de ce que l’on vit dans le “monde de l’art”. Tu cherches sans cesse des échanges très approfondis. Ce n’est qu’après l’avoir suggérée que j’ai réfléchi à la portée de cette idée de conversation en relation avec le contexte mouvant dans lequel on vit aujourd’hui.

E D P

Quand tu parles de “spéculation”, parles-tu de la tendance à apprécier l’art avec “ses oreilles”, à rester en superficie, plutôt que de se confronter, si l’on peut dire, à la chose même ?

N G

Oui, notamment, car ça induit un semblant de dichotomie entre l’artiste et l’art qui est produit. Certains noms rassurent, comme des marques, tandis que certaines craintes limitent beaucoup la relation que l’on peut avoir à l’art. Quand tu es venue à l’atelier la première fois, ta curiosité presque insatiable et ton envie de pousser les choses plus loin m’ont beaucoup touchée. J’avais le sentiment que c’était une évidence, pour toi, de chercher à retracer l’univers intellectuel de chaque artiste. Et cette posture est inspirante pour tous les artistes, ou toute personne qui éprouve le désir de développer un registre intellectuel et de questionner sa relation au monde et aux autres. Cette approche basée principalement sur le partage et la rencontre, j’ai mis beaucoup de temps à y venir. Avant, je tenais fort à une distinction entre ce qui est d’ordre professionnel et ce qui est d’ordre personnel et du rapport humain. Et je me suis finalement dit “c’est pas ça”, car l’art est fait pour communiquer et transmettre. Et souvent, en tant qu’artiste, on n’est pas là pour voir ou pour être témoin de la manière dont ce message est reçu, ni même de comment il est transmis. Mais maintenant, quand quelqu’un vient à l’atelier, j’aime même ne pas savoir qui est cette personne ou ce qu’elle a fait avant. Et, tout comme dans mon travail, je m’évertue à laisser un espace, sans projection ni prédiction sur la rencontre. Juste laisser un espace.

E D P

L’historien de l’art français Jean Clay disait que, lorsque l’on envisage la pratique d’un artiste, on devrait toujours laisser les éléments biographiques de côté, pour n’appréhender que l’œuvre stricto sensu et son évolution. Qu’en penses-tu ? Penses-tu que le travail plastique soit totalement dissociable du parcours personnel de l’artiste ? Ou, au contraire, qu’inévitablement ils se mêlent — auquel cas l’artiste gagnerait peut-être à adopter une certaine forme d’authenticité (si tant est que ce soit le mot juste — dans l’idée que l’universel se trouve dans le particulier et le singulier…). Ton travail est-il influencé par ton vécu, par ton histoire familiale peut-être ? Est-ce que tu leur fais une place ou préfères-tu que ton travail ne soit conçu que pour lui-même ? Jean Clay parle également d’un “motif essentiel” propre à chaque artiste, qu’il faut parvenir à identifier… Bien que cela semble réducteur, y a-t-il une trame, un fil rouge, qui parcourt ton travail, qui permettrait de mettre de côté les éléments biographiques qui t’ont conduite à mettre ce travail au monde ?

N G

Je vais répondre un petit peu à côté… Au moment où l’exposition est montée, souvent, je continue le travail. Dans le moment qui précède l’exposition, je peux être totalement dans ma bulle, mais dans l’après, j’observe attentivement comment mon travail est reçu. Et toute la multiplicité des retours informe ce que je ferai ensuite. Je ne suis pas à la recherche d’anecdotes ou de détails, mais plutôt de la posture que je souhaite adopter. C’est important de se tenir face au monde. Quand il s’agit de construire des expositions, j’aime bien savoir aussi qui est en face de moi et quelle est sa sensibilité, pour trouver ensemble un terrain commun. Et je pense qu’il n’y a pas de règle absolue. Peut-être que je fais juste une distinction entre les éléments biographiques, que je ne souhaite pas mettre en avant, et le fait d’être simplement au monde et à mon travail.

E D P

Mais ça, tu vas chercher à le créer dans l’instant parce que, comme tu le disais, tu ne vas pas faire des recherches en amont pour comprendre quels liens tu pourrais tisser, ni comment la relation s’établira. Elle se dessine au moment du partage de l’œuvre, où tu peux essayer d’être particulièrement attentive à sa réception…

N G

Oui, être attentive, poser des questions… et approfondir pour tendre vers la compréhension. Il ne s’agit pas nécessairement de tout dévoiler de soi, mais de sentir une sensibilité et ce qui compte vraiment.

E D P

Tu pourrais le considérer comme une dimension sociale, voire politique, de ton travail…

N G

Oui. Quand je disais tout à l’heure que c’est un acte militant d’avoir une conversation emplie de vraie curiosité, comme aujourd’hui, c’est aussi parce que je suis profondément convaincue qu’il existe des modes de résistance qui peuvent sembler dérisoires mais qui sont très importants. Ça présuppose, par exemple, de faire un travail sur soi pour essayer au maximum de se défaire des préjugés que l’on pourrait avoir sur quelqu’un. C’est aussi une façon, en tout cas pour moi, de prendre soin de ma créativité.

E D P

Oui, être dans la nuance peut-être aussi… Tu m’as dit, lors de notre dernier déjeuner, que ton philosophe favori était Vladimir Jankélévitch. Peux-tu me dire ce qui t’a plu dans son travail ? Ou pourquoi lui en particulier ? Même si ça ne me surprend pas du tout…

N G

Même si ça peut sembler bizarre à dire, c’est sa voix qui m’a plu dès le début. J’ai commencé par écouter ses enregistrements, qui dénotaient beaucoup avec la vision que j’avais de la philosophie, comme une discipline en retrait de la vie. J’ai particulièrement aimé les archives dans lesquelles il exprime l’amour qu’il éprouve pour ses étudiants et son désir de transmission. Ses mots s’incarnent dans sa voix, et sa pensée se distingue par une absence de peur : il ne recherche pas le contrôle, il n’est pas guidé par l’angoisse. Il accepte qu’il y ait des choses dont on ne peut pas se saisir. Et c’est fascinant, même si c’est antinomique, comment il arrive à être à la fois dans le flou et l’indéfini, tout en restant extrêmement précis. Au travers de ses paroles, on ressent aussi son vécu et sa personne, et ce même sans détails biographiques — ce qui rejoint totalement ce qu’on disait tout à l’heure. Pour saisir la pensée de certains philosophes, il faut avoir lu un registre intellectuel très précis, souvent considéré comme incontournable. Alors que chez Jankélévitch, sa puissance intellectuelle — qui est quand même assez folle — n’est pas excluante.

E D P

Oui, il n’est pas dogmatique.

N G

Voilà, et il arrive à être très fluide aussi. En cela, je trouve que ses écrits ont très bien vieilli.

E D P

Oui, et peut-être qu’à la manière d’un artiste, quand on lit Jankélévitch, on sent qu’il met le doigt sur quelque chose que l’on ressent dans sa chair sans toujours parvenir à l’exprimer avec des mots. Son “je ne sais quoi”, loin d’être réducteur, ouvre le champ des possibles de l’expérience.

N G

Oui, à mes yeux, il incarne aussi l’inverse du solipsisme, avec cette idée de faire partie de quelque chose de plus grand et de ne pas être le centre. Et c’est assez rare d’avoir cette touche spirituelle dans la philosophie sans que ce soit, comme tu le disais, dogmatique.

E D P

Ça m’amène à une autre question. À l’occasion de l’intervention de Thierry Davila sur l’inframince chez Duchamp, au sein de la collection, tu as demandé si Duchamp était un personnage solitaire. Quelle est la portée, pour toi, de la solitude ? Te considères-tu comme quelqu’un de solitaire ? Et dans quelle mesure est-ce un atout ou quelque chose à dépasser ?

N G

J’ai souvent pensé en termes de dichotomie : d’un côté les introvertis et de l’autre les extravertis. Et je commence à comprendre qu’on peut aussi être un peu des deux.

E D P

Si je ne me trompe pas, un introverti tire son énergie de la solitude et l’extraverti du contact avec les autres. J’ai l’impression qu’il y a très peu de personnes purement introverties, davantage d’extraverties, et beaucoup entre les deux. Où te situes-tu ?

N G

Je ne me définirais pas dans une zone grise, mais plutôt dans les deux à la fois. Sans moments pour penser, sans moments avec moi-même, je ne pourrais pas avoir l’énergie d’être présente avec les autres. Il y a environ un mois, j’ai donné un workshop d’écriture à Kingston University, à Londres. C’était un grand saut : j’avais le sentiment de me jeter dans le vide, car cela ne dépendait pas uniquement de moi, mais surtout de la dynamique de groupe. C’était essentiel pour moi de laisser un espace complètement ouvert, pour que chacun se sente libre de s’exprimer. Même si la solitude peut être perçue comme une déconnexion, c’est aussi ce qui me permet d’être au monde. Sans ce temps de réflexion et de préparation en amont, il m’aurait été bien plus difficile d’être ouverte à tout ce qui a pu être dit ce jour-là, parmi la quinzaine de personnes autour de la table.

E D P

Je ne sais pas si “solitude” est le bon concept pour désigner une observation active de soi et du monde, afin d’être ensuite disponible pour guider les autres, pour partager…

N G

J’envisage aussi la solitude comme fortement reliée au dévouement et à la responsabilité. Parfois, certains de mes collaborateurs ne comprennent, qu’à la fin du montage d’une exposition, le degré d’exigence sur des choses qui ne paraissaient pas évidentes tant qu’elles n’étaient pas vues. Il y a une forme de devoir qui incombe aux artistes. On doit se demander : “Qu’est-ce que l’on donne ? Qu’est-ce que l’on donne avec notre travail ?”. La culture fait partie intégrante de l’histoire de l’humanité et porte un pouvoir immense. Se dédier pleinement à cela et prendre conscience de cette responsabilité peut, en soi, générer de la solitude.

E D P

On peut donc lier ici la solitude à une forme d’intégrité intellectuelle. Mais cette posture d’honnêteté totale — quelle belle définition du rôle de l’artiste ! — s’inscrit dans le temps, comme tu le dis. Qu’en est-il de l’immédiateté, de ta sensibilité première ? Cette exigence est-elle tenable quand tu es simplement au diapason avec le monde ?

N G

J’ai toujours envié les artistes qui travaillent dans l’immédiateté et l’authenticité, qui ont cette flamme. Dans ma pratique, j’ai ressenti l’inverse : un besoin d’auto-réflexion. Il faut que je questionne et pondère tout. J’ai tout de même eu quelques moments, assez rares, de fulgurance — des choses qui se sont imposées à moi, où c’était ça et pas autre chose, sans que je puisse l’expliciter.

E D P

Ne m’as-tu pas dit que ton dernier travail, Second Sight, s’était imposé à toi ? Que le geste avait surgi spontanément, comme une fulgurance…

N G

Oui, ce travail est centré autour d’un geste spontané, celui que je fais chaque matin sur le miroir de la salle de bains pour enlever la buée. J’aime que ce soit un geste que nous avons tous fait un jour ou l’autre. Il porte une vivacité, presque une énergie primitive. Encore une fois, il ne s’agit pas de contrôler, mais d’être ouvert à cette énergie en nous et de l’exprimer avec le plus de sincérité possible.

E D P

Un geste comme celui-là t’enseigne-t-il quelque chose ? Au moment où tu l’accueilles, est-il complet, ou se révèle-t-il dans la durée ? Est-ce une révélation que tu embrasses telle quelle, ou bien des mois plus tard revient-elle te questionner ?

N G

J’ai tourné autour de ce geste très longtemps, sans me saisir pleinement de ce qu’il était. Je cherchais quelque chose à la fois d’humble et d’évocateur de notre incapacité, parfois, à nous exprimer avec des mots. Par sa vivacité, ce geste dépasse le langage et contient quelque chose dans lequel chacun peut se retrouver. Cette dimension de conscience collective est essentielle pour moi. Elle motive beaucoup de mes décisions, car je ne ressens pas le besoin d’exprimer mon individualité. Bien sûr, je me rends compte que j’ai un univers visuel de plus en plus défini — mais à mes yeux, il l’est surtout par l’ouverture et la place laissée à celui qui regarde. J’aime profondément ces choses qui peuvent paraître dérisoires, mais qui sont à la portée de quiconque voudrait y prêter attention.

E D P

Cette liberté que tu donnes au visiteur — ressentir ou non, s’arrêter ou passer — est fascinante. D’où ma question sur le poème qui accompagne l’œuvre : à côté du geste, ancré dans la matérialité, il y a aussi des mots. Les deux forment-ils un tout ? Ou laisses-tu cela à l’appréciation du spectateur ?

N G

C’est surtout la notion d’insaisissable qui relie ces pièces et m’a poussée à les présenter ensemble. Elles contiennent toutes quelque chose que l’on ne peut définir que par son contour, quelque chose que l’on n’arrive pas à exprimer. L’écriture des poèmes est presque toujours, pour moi, un élan impulsif, même si je les porte en moi longtemps avant. Pour ceux-ci, j’ai puisé dans ma relation à la nuit, en revisitant des souvenirs et des moments forts vécus. Un processus d’effacement relie aussi le geste et ces poèmes : je cherche à m’éloigner de l’expression de mon individualité et à me rapprocher de quelque chose dans lequel chacun peut se reconnaître. Le sentiment de contingence face à la nuit, par exemple, nous relie sensoriellement et au-delà. Quoi qu’il en soit, j’espère qu’avec mes poèmes, même si j’emploie des mots, il demeure un espace pour que les lecteurs se les réapproprient et les vivent.

E D P

C’est passionnant. Tu t’intéresses aussi à des éléments naturels comme la lumière ou l’eau (ton projet du moment !). Ce qui t’intéresse, est-ce leur matérialité (ou devrais-je dire leur immatérialité) ? Sont-ils, pour toi, des révélateurs ? Est-ce la dimension du temps qui t’intéresse ? Ont-ils une portée symbolique, ou sont-ils traités en tant que tels ? T’ont-ils toujours fascinée ?

N G

Oui, quelque chose me porte toujours vers ces deux éléments. J’ai collecté inlassablement des impressions et des sensations, avant de comprendre que ce qui m’intéresse, c’est leur grande versatilité et ce qu’ils révèlent de notre relation au temps. Plus jeune, je travaillais avec des dispositifs lumineux très contrôlés, en me concentrant sur les effets produits par la lumière. Aujourd’hui, il me semble plus pertinent de laisser la lumière traverser les espaces. Avec ma série “Untitled (Card Draw on Wood)”, les instants où toutes les couleurs de l’arc-en-ciel apparaissent sont spectaculaires — mais j’aime tous les instants, même les moins spectaculaires, car je suis captivée par la perméabilité, par le fait que cela puisse vivre. C’est cette relation au temps et à la vie…

E D P

Oui, encore une fois, nous sommes libres de prêter attention à ces phénomènes infimes — et pourtant magiques — ou pas. Ils sont pleins de nuances, presque imperceptibles parfois. Serais-tu plutôt d’accord avec Héraclite, pour qui tout est en perpétuel changement, ou avec Parménide, pour qui rien ne change et le monde est immuable ? Une goutte d’eau peut devenir glace ou s’évaporer — deux états d’un même élément… Ou bien le monde est-il en flux constant, et toi et moi ne sommes jamais exactement la même personne d’un instant à l’autre… Le temps file inexorablement, et peut-être devons-nous l’accueillir aussi…

N G

Je dirais, encore une fois, un peu des deux (rires). J’aime les paradoxes et les contradictions (rires). Ma perception varie selon l’échelle de temps : une journée, une saison, une civilisation, une ère géologique, la formation de l’univers. D’une certaine manière, plus la perspective est lointaine, plus tout paraît inchangé ; plus on se rapproche du temps vécu, plus tout semble en perpétuel changement. Tout dépend du point de vue. J’aime l’idée qu’il y a une minute — même biologiquement — nous n’étions pas les mêmes. Dans sept ans, toutes les cellules de notre corps auront changé. Et pourtant, nous sommes faits de poussière d’étoiles.

E D P

C’est vertigineux. T’intéresses-tu particulièrement à certains domaines de connaissance et à leurs avancées — sciences naturelles, sciences sociales, technologie ? Tu disais avoir un tempérament curieux et jusqu’au-boutiste, et craindre d’être happée par un sujet au risque de perdre le fil de ta propre création…

N G

J’essaie toujours de trouver l’équilibre entre cette nourriture intellectuelle et le fait de produire et de donner à voir un travail. Mais c’est encore une question irrésolue pour moi. J’alterne entre des moments de réflexion, où je pense énormément et me perds là-dedans, et des moments de production intense où je ressens même différemment le mouvement de mon corps. Je n’ai jamais trouvé de véritable équilibre.

E D P

Je trouve libérateur d’accepter que l’équilibre parfait — entre poursuivre sa mission et s’ouvrir à des éléments exogènes — est une quête perpétuelle… Particulièrement difficile à atteindre dans le monde actuel saturé d’informations, où il est si facile de se perdre…

N G

Dans le registre intellectuel, une certaine distance permet d’entrevoir la portée de certaines choses. Comme tu le disais : c’est vertigineux. Parfois, il ne faut pas trop penser à la portée de ce qu’on fait pour pouvoir le faire avec aisance et inspiration…

E D P

Probablement que tout ce dont tu t’abreuves continue de travailler dans ton inconscient…

N G

Toutes mes lectures sur l’économie de l’attention et nos biais cognitifs, par exemple, ne se sont jamais traduites littéralement dans mon travail. Je n’ai jamais voulu les illustrer, mais elles m’ont convaincue d’approfondir le registre sensible et d’adopter une posture radicale vis-à-vis de notre perception. L’urgence et la pertinence de ces questions me poussent à faire un travail que je n’aurais peut-être pas fait si j’avais quarante ans de plus.

E D P

Et cela a peut-être la portée d’un engagement aussi…

N G

Pour le Kunstenfestival de Watou, en 2021 (curaté par Chantal Pattyn et Bénédicte Goessaert), j’ai produit des interventions in situ qui devenaient, par moments, imperceptibles. Il fallait faire un véritable effort pour aller les chercher dans différents lieux (une église, un ancien château, la maison du festival). L’équipe s’est pleinement investie dans une préparation, une médiation et une couverture presse remarquables. Ce soutien était indispensable autant qu’exceptionnel, mais les visiteurs devaient tout de même compléter le travail. Pour certains, cela a provoqué une résonance dans leur quotidien — ils ont commencé à voir la lumière autrement — tandis que d’autres ont totalement rejeté cette radicalité. Deux réactions assez extrêmes, avec peu d’entre-deux. Pour moi, pousser le curseur aussi loin, aujourd’hui, est indispensable.

E D P

Tu parles souvent de “légèreté”. Pourquoi est-elle importante ? Penses-tu qu’elle a une dimension politique, qu’elle doive être défendue ? Si oui, à quoi s’oppose-t-elle ? À titre individuel, ton travail est très “sérieux”, très “réfléchi”… Pourquoi chercher la légèreté ?

N G

Je vais peut-être répondre, encore une fois, d’une façon un peu incongrue… Mais l’une des choses les plus élégantes, à mes yeux, c’est quand quelqu’un cuisine un plat incroyablement sophistiqué et parvient à faire oublier l’effort derrière. La légèreté n’est pas, pour moi, synonyme de superficialité, car on peut traiter de sujets très graves tout en restant en surface. Sans diminuer la portée des questions urgentes auxquelles nous faisons face individuellement et en société, il est aussi important de savoir pour quoi l’on vit, tout simplement. “Comment résister ?” est une question qui m’a beaucoup traversée. En lisant l’actualité ou en étant témoin de certains événements, j’ai envie de pousser un cri… mais, dans mon travail, je me demande ce que je veux faire exister dans le monde. Finalement, faire exister une certaine légèreté et douceur peut aussi être une forme de résistance, car la culture possède un immense pouvoir. Si nous ne sommes que dans la révolte ou le cri, nous ne créons pas d’alternatives. Les deux sont nécessaires et je ne les opposerais pas, car les artistes — conscience de la société — peuvent agir à plusieurs niveaux. On peut aussi s’engager à la précision, à offrir des raisons de vivre et d’être. Certaines expositions m’ont profondément bouleversée, marquant un avant et un après dans ma vie. Je ne prétends pas apporter cela avec mon travail — mais au moins quelque chose d’à la fois spirituel et empreint de légèreté, pour souligner ce que nous avons en commun et faire exister une alternative.

E D P

Je comprends très bien. As-tu envie d’aborder cette frontalité, cette absence de nuance que tu as pu déceler dans le paysage de l’art contemporain ? Une forme d’enfermement, de dogmatisme, qui a pu te décevoir, voire te révolter…

N G

Ce qui me révolte depuis quelques années, c’est de constater la réduction des individus par l’essentialisation de certaines identités. Cela révèle une volonté de tout comprendre, tout absorber et tout oublier immédiatement. Je rêve de plus de nuances et de la possibilité, pour chacun, de se définir dans un registre vaste. Chaque individu, chaque artiste, a droit à la complexité. Par exemple, quand le lien principal établi entre plusieurs artistes d’une même exposition est aussi ténu que la manière dont ils sont perçus au regard d’attributs non choisis, cela relève de la réduction et de l’essentialisation. Je n’ai envie de voir aucun artiste à travers ce prisme, mais à travers ce qu’il porte en lui et donne. Et, plus personnellement, j’aime déjouer les attentes — ne pas être là où l’on m’attend — et occuper l’espace comme j’en ai envie.

E D P

Peux-tu me dire un mot de l’œuvre que tu vas présenter chez Cloud Seven, à Bruxelles ?

N G

C’est assez amusant. Après avoir parcouru la base de données de la collection de Frédéric de Goldschmidt, Ariane Sutthavong (commissaire invitée, basée à Bangkok) s’est d’abord intéressée à une autre de mes pièces — mais je lui ai dit qu’elle avait déjà été montrée là. Au fil de l’évolution de son projet, son choix s’est finalement porté sur Friction in Plain Sight IV, déjà présente dans l’exposition et la publication inaugurales de 2021, curatées par Gregory Lang. Cette série est issue d’une recherche au KM21 Kunstenmuseum, à La Haye, qui a déclenché une installation in situ début 2020. Pour ce travail — autour d’un moiré textile plus autonome et qui se laisse traverser — je trouvais très intéressant de le remontrer dans le même lieu, mais dans un espace différent. J’étais très enthousiaste à l’idée d’explorer comment la reconfiguration pouvait révéler un nouveau potentiel. L’exposition inaugurale — notamment à cause du Covid — a duré longtemps et a été très visible ; on pouvait donc jouer sur la mémoire de celles et ceux qui l’avaient vue. Surtout, cela nous permettait de montrer combien l’environnement peut, dans certains cas, transformer les pièces. La dernière fois, elle était placée devant une fenêtre — cette fois, je jouerai avec les ombres. La circulation est différente, l’air aussi… Je montrerai également des pièces que je viens de terminer, qui réactivent une série commencée il y a dix ans : des fleurs séchées sous vide. Je les ai récoltées dans les montagnes de Ligurie et conservées précieusement pendant des années. Ce sont de modestes fleurs sauvages, non spectaculaires, en phase avec le concept de fragilité et de délicatesse porté par la commissaire. Ces fleurs sembleront intactes même dans deux cents ans, car elles sont sous vide. Mais toute volonté de figer le temps ne peut aboutir : on ne peut qu’en ralentir l’œuvre.

E D P

Merci, Nadia !

N G

Merci à toi !

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